CHAPITRE I

 

Dans mon rêve, je passais la main à travers la vitre d’un bric-à-brac, celui de North Clark Street et j’essayais de palper un trombone d’argent. Les autres objets, je ne les voyais pas distinctement.

Un chant me fit tourner la tête, arrêter mon geste : c’était Gardie qui chantait, tout en sautant à la corde. Comme elle faisait encore avant de commencer ses études secondaires, c’est-à-dire l’année dernière. Maintenant, elle se poudrait, mettait du rouge à lèvres, ne pensait plus qu’aux garçons. Âgée de quinze ans à peine, elle était ma cadette de trois ans et demi. Toute fardée, dans mon rêve, elle sautait à la corde et chantait à pleine voix : « Un, deux trois, O’Leary ; quatre, cinq, six, O’Leary ; sept, huit… »

Je m’éveillais progressivement. C’est drôle, quand on est comme ça, un peu ceci, un peu cela. Le vrombissement du métro aérien fait presque partie du rêve, lui aussi, quelqu’un marche dans le couloir, on entend le tic-tac du réveil, posé par terre, le tic-tac qui va finir en explosion…

Je l’arrêtai et me remis sur le dos, mais en gardant les yeux ouverts pour ne pas me rendormir. Le rêve se dissipa. J’aimerais bien avoir un trombone, c’est sans doute pour cette raison, que j’en ai rêvé. Pourquoi Gardie m’est-elle apparue, pour me réveiller ? Il faut me lever. Papa n’était pas encore rentré hier soir quand je me suis couché, il a dû se soûler et ne sera pas facile à réveiller, ce matin.

J’aimerais bien ne pas aller travailler. Prendre le train pour Janesville, pour aller voir mon oncle Ambroise, le forain. Je ne l’ai pas vu depuis dix ans, j’en avais huit, alors. Papa parlait de lui, hier, il dit à maman que son frère Ambroise était avec la foire Hobart, en représentation à Janesville cette semaine ; la foire n’approcherait pas Chicago de plus près, et papa dit qu’il voudrait bien prendre un jour de vacances pour aller à Janesville.

Et maman (qui n’est pas ma vraie mère, mais ma belle-mère) avait pris son air agressif pour dire : « Pourquoi veux-tu aller voir ce vaurien ? » Papa n’avait pas réagi. Maman n’aimait pas l’oncle Ambroise, c’est pour cette raison que nous ne l’avions pas vu depuis dix ans. Moi, je pourrais y aller, mais cela ferait des histoires. Je pensai comme papa : cela n’en valait pas la peine.

Il faut bien se lever. Je me jetai hors du lit, pour m’asperger le visage, dans la salle de bains, pour bien reprendre mes esprits. Je faisais toujours ainsi : je réveillais papa ensuite et préparais le petit déjeuner pour nous deux, pendant qu’il s’habillait. Nous partions ensemble au travail : papa était linotypiste et il m’avait fait entrer comme apprenti dans la même imprimerie, la Elmwood Press.

À sept heures du matin, il faisait déjà une chaleur tropicale. On avait peine à respirer. Cela promettait, songeai-je, en achevant de m’habiller.

Sur la pointe des pieds, je longeai le couloir pour atteindre la chambre à coucher de papa et maman. La porte de la chambre de Gardie était ouverte et je la vis qui dormait sur le dos, les bras écartés ; son visage sans fard avait une expression enfantine, un peu hébétée.

Mais le reste était mieux. Comme il faisait chaud, même la nuit, elle avait ôté sa veste de pyjama, et ses jeunes seins se dressaient, ronds et fermes. Plus tard, ils deviendraient peut-être un peu lourds, mais ils étaient très beaux maintenant et elle le savait. D’où son goût pour les tricots très ajustés, qui les mettaient en valeur.

Elle grandit vite, pensai-je. La porte ouverte ? C’était voulu, certes, dans l’espoir que je la voie ainsi dévêtue. Car elle n’était pas ma sœur, elle était la fille de ma belle-mère. J’avais huit ans au moment du second mariage de papa, et Gardie n’était qu’une gosse de quatre ans. Ma vraie mère était morte.

Gardie ne perdrait pas une si belle occasion de me tenter. Elle serait ravie de me voir mordre à l’hameçon, rien que pour le plaisir de me repousser et de faire un esclandre !

Je ne m’attardai pas devant sa porte et l’envoyai au diable. Que faire d’autre ?

Dans la cuisine, je mis la bouilloire au feu pour le café, puis je revins à la chambre de mes parents et je frappai doucement sur la porte, attentif au moindre bruit, témoignant que papa avait entendu.

Mais rien ne vint. Cela signifiait qu’il me faudrait entrer et le réveiller. J’avais horreur d’entrer dans leur chambre. Mais que faire ? Je frappai encore et comme rien ne vint, j’ouvris la porte.

Papa n’était pas là.

Sur le lit, maman dormait seule, tout habillée. Elle portait sa plus belle robe, celle en velours, toute fripée maintenant. Fallait-il qu’elle soit soûle pour se coucher ainsi, sans se dévêtir ! Ses cheveux étaient décoiffés, du rouge à lèvres maculait l’oreiller. La pièce empestait l’alcool, je vis une bouteille presque vide, sur la coiffeuse.

Un coup d’œil me suffit pour constater que papa n’était pas là. Les souliers de maman gisaient au milieu de la pièce, maman avait dû les rejeter par terre, une fois couchée.

Mais de papa, nulle trace.

Il n’était pas rentré.

Je fermai doucement la porte, restai là un moment, indécis, puis, comme un noyé s’accroche, dit-on, à une paille, je me mis à la recherche de papa. Peut-être est-il rentré soûl, il a pu s’endormir quelque part…

Je regardai dans tout l’appartement, dans les endroits les plus invraisemblables, sous les lits, dans les placards : rien.

L’eau pour le café bouillait. J’éteignis et cessai de me démener, pour réfléchir.

Peut-être s’était-il attardé chez un ami, un imprimeur qui l’aurait hébergé, le voyant trop pris de boisson pour rentrer. Mais je savais fort bien que j’essayais de me leurrer : papa ne se laissait jamais aller à boire ainsi, du reste, il tenait bien le coup, on ne l’avait jamais vu ivre mort.

Tout arrive, pourtant ! Bunny Wilson, peut-être ? Il faisait partie de l’équipe de nuit, mais ne travaillait pas hier soir. Papa prenait souvent un verre avec lui. Une ou deux fois, Bunny était resté chez nous ; je l’avais trouvé endormi sur un sofa, le matin.

Lui téléphoner ? J’hésitai. Si je commençais, je devrai ensuite continuer, appeler les hôpitaux, la police…

Et si je téléphonais d’ici, maman ou Gardie pourraient se réveiller. Qu’importait, au fond ? Mais, cela m’ennuyait.

Je sortis, descendis l’escalier sur la pointe des pieds, puis je me mis à courir.

Sur le trottoir, je m’arrêtai encore, plein d’hésitation. Il était presque huit heures, il fallait donc se décider vite à faire quelque chose, sous peine d’arriver en retard à mon travail. Je me rendis compte alors que cette préoccupation n’était plus de mise : je ne travaillerai pas aujourd’hui, je le sentais. Je ne savais pas ce que je ferai. Tout désemparé, je m’appuyai contre un réverbère.

Quelle décision prendre ? D’abord la police, ou fallait-il commencer par les hôpitaux ?

J’avais peur. Je voulais savoir, tout en ne le désirant pas.

De l’autre côté de la rue, une auto ralentit, s’arrêta devant notre maison et deux hommes en sortirent, vérifiant le numéro. Des policiers. Je n’en doutais pas une seconde, car leur allure était caractéristique, même s’ils ne portaient pas d’uniforme.

Voilà. J’allais savoir, maintenant.

Je traversai, les suivis dans l’immeuble, montai l’escalier derrière eux. Au troisième, l’un d’eux s’arrêta, tandis que l’autre regardait les numéros des portes.

— Ça doit être au-dessus, dit-il.

L’autre se retourna et me vit.

— Hé, le gosse ! À quel étage, le 15 ?

— Au quatrième, répondis-je.

Nous montâmes ainsi, eux devant, moi les suivant. Celui qui me précédait avait un gros derrière et son pantalon reluisait.

Ils s’arrêtèrent devant le 15 et frappèrent. Moi, je continuai à monter jusqu’au cinquième, plus haut encore. Puis, j’enlevai mes souliers et descendis à mi-chemin, m’efforçant de rester hors de vue en me plaquant contre le mur : je pouvais entendre, les policiers ne pouvaient me voir.

J’entendis le frottement des pantoufles de maman, comme elle s’approchait de la porte, le bruit léger que fit la porte en s’ouvrant… j’entendis même d’autres pas, ceux de Gardie qui, pieds nus, devait suivre maman pour écouter ce qui se passait.

— Wallace Hunter ? dit un des policiers, d’une voix qui évoquait le roulement d’un train électrique dans le lointain. Il habite là ?

J’entendis la respiration précipitée de maman.

— …Vous êtes Mrs. Hunter ? Je crains d’avoir de mauvaises nouvelles à vous annoncer. Il a…

— Un accident ? Il est blessé, ou…

— Il est mort, Madame. Nous pensons qu’il est votre mari, mais nous voudrions que vous veniez l’identifier, dès que possible. Ne vous pressez pas, Madame, nous pouvons entrer et attendre que vous soyez un peu remise de l’émotion bien compréhensible…

— Mais, comment ? Comment ?

Maman parlait avec calme, mais c’était comme une voix morte, sans timbre.

— Eh bien…

L’autre policier intervint, celui qui m’avait demandé le renseignement.

— Un vol, Madame. Il a été assommé dans une ruelle, vers deux heures du matin. Son portefeuille avait disparu, aussi nous n’avons découvert son identité que ce matin… Attrape-la, Hank !

Le réflexe de Hank ne fut pas assez rapide, sans doute, car j’entendis un grand bruit, suivi d’une exclamation de Gardie. Les policiers entrèrent dans l’appartement. Tenant encore mes souliers à la main, je me précipitai, voulus entrer, moi aussi. Dieu sait pourquoi.

Mais la porte me claqua au nez.

Je revins à l’escalier et m’assis sur une marche. Au bout d’un moment quelqu’un descendit de l’étage supérieur : c’était Mr. Fink, le tapissier ; je me tapis contre le mur pour le laisser passer.

Parvenu à l’étage au-dessous, il s’arrêta, tenant la rampe d’une main et me parla par-dessus son épaule. Je ne le regardai pas. Je regardai seulement sa main, une main molle, aux ongles sales.

— Quelque chose ne va pas, Ed ?

— Non, répondis-je.

— Alors, que fais-tu là ? Tu as perdu ta situation ?

— Non, tout va bien…

— Allons donc ! Ton vieux a dû se soûler, et te flanquer dehors…

— Laissez-moi. Allez-vous-en… laissez-moi…

— O.K. Ne te fâche pas, j’essayai simplement d’être gentil avec toi. Tu es un bon petit, Ed. Tu devrais lâcher ton soûlaud de père…

Je me levai et descendis les marches vers lui. Je l’aurais tué, je crois. Il me regarda et son expression se modifia instantanément : j’avais rarement vu un homme prendre peur si vite. Il détala rapidement.

Alors je m’assis à nouveau et pris ma tête dans mes mains.

Au bout d’un moment, j’entendis ouvrir la porte de notre appartement et je sus, au son de leurs voix, au bruit de leurs pas, que tous quatre partaient.

Lorsque le silence se rétablit, j’entrai chez nous avec ma clef. Je remis la bouilloire sur le feu, afin de préparer du café. Puis je m’approchai de la fenêtre et regardai dans la cour.

Je pensai à papa, regrettai de ne pas l’avoir mieux connu. Oh ! nous nous entendions bien, mais j’eus le sentiment, maintenant, de l’irréparable ; j’avais su bien peu de chose sur son compte.

Il buvait, évidemment. Je comprenais que cela n’avait pas d’importance. Pourquoi buvait-il ? Je l’ignorais. Mais la raison devait exister. S’il se soûlait, il le faisait avec discrétion, ne se montrait jamais violent. Je l’avais vu quelquefois en colère, mais jamais quand il avait bu.

On reste toute une journée devant une linotype, on compose des caractères d’imprimerie pour des textes divers, puis on rentre le soir pour retrouver sa femme, une garce qui a bu presque tout l’après-midi, d’humeur querelleuse, et une belle-fille qui est une apprentie-garce.

Et un fils qui se croit supérieur à vous parce qu’il a obtenu un diplôme à l’école.

Comme vous êtes trop chic pour plaquer toute cette laideur, vous buvez pour oublier.

Me rappelant la photo de papa, dans la chambre à coucher, j’allai la voir. Elle avait été prise dix ans avant, au moment de leur mariage.

Un étranger, que je n’avais pas connu. Il était mort maintenant et je ne le connaîtrai jamais.

 

À dix heures et demie, maman et Gardie n’étant pas encore revenues, je partis, fuyant la chaleur étouffante de l’appartement, pour retrouver dehors une fournaise pire encore.

Je pris Orléans Street, traversai le pont et me rendis à la gare de Madison Street où j’attendis le prochain train pour Saint-Paul, qui traversait Janesville. Comme il ne passait qu’à onze heures vingt, je m’assis pour l’attendre, après avoir acheté quelques journaux, les premières éditions des feuilles de l’après-midi. Mais aucun ne mentionnait papa.

Ces choses-là devaient arriver tous les jours, et plusieurs fois par jour, dans des villes comme Chicago. On ne gaspille pas de l’encre pour en parler, à moins qu’il ne s’agisse d’un grand gangster ou de quelqu’un d’important. Un soulaud assommé dans une ruelle ! Qui s’en soucierait ?

La morgue en était remplie. Pas tous des assassinés, bien sûr. Des types qui s’endorment sur des bancs, pour ne plus se réveiller ; des types qui prennent des chambres dans des meublés et qui meurent dans la nuit. Le garçon d’hôtel leur fait les poches, bien vite, dans l’espoir d’y trouver quelque argent, avant de téléphoner aux services municipaux. Ça, c’est Chicago.

Voilà. Le voyou poignardé dans South Halsted Street, la fille qui s’est gorgée de laudanum dans un garni. Et l’imprimeur pris de boisson, suivi, sans doute, hors du bistrot parce qu’hier était un jour de paye et que son portefeuille contenait trop de billets.

Les journaux ne parlent que des morts importants, ou ceux dont la fin est spectaculaire. Ou encore des décès susceptibles de faire de la copie par leur attrait sexuel. La fille qui se jette du haut d’une maison dans une rue fréquentée et qui attend un peu, sur une corniche, que les gens s’attroupent, que les policiers s’époumonent, lui fassent signe de rentrer, que les photographes et journalistes arrivent, celle-là peut connaître son heure de gloire. Elle s’élance alors, s’écrase en bouillie sanglante, mais ses jupes sont relevées et la photo sera bonne.

J’abandonnai mes journaux sur le banc et sortis pour voir les gens qui défilaient dans Madison Street.

Les journaux ne sont pas fautifs, songeai-je, ils donnent au public ce qu’il désire. C’est la faute de cette sacrée ville, que je hais.

Les yeux pleins de haine, j’observai les gens. Ceux qui paraissaient gais, satisfaits, me semblaient encore plus haïssables. Ils se fichent de ce qui arrive au voisin, c’est pourquoi un type ne peut rentrer chez lui sans se faire assassiner, pour quelques dollars.

Peut-être en est-il ainsi partout. C’est pire ici, parce que la ville est grande.

J’observai l’horloge du bijoutier, de l’autre côté de la rue, et lorsqu’il fut onze heures sept, je rentrai dans la gare et montai dans le train pour Saint-Paul.

Il faisait très chaud dans le compartiment. Une grosse femme s’assit près de moi et me poussa contre la fenêtre. Dans le couloir, les gens s’entassaient, debout. Le voyage promettait d’être désagréable. Si malheureux qu’on soit, l’inconfort ajoute encore à nos misères.

Pourquoi, ce voyage ? Je devrais descendre du train, rentrer chez moi, affronter les ennuis. Je m’enfuis, voilà la vérité. Je peux envoyer une dépêche à l’oncle Ambroise.

Je me levai, mais le train partait.